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Calculette
Calculette
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Article de presse La Crise: "D’un retournement l’autre." de Frédéric Lordon (extrait)

Ven 2 Déc - 11:37
ACTE III, scène 2


Le bureau du président de la République, les banquiers — tout
juste rescapés du désastre par l’intervention de l’Etat. Et au milieu
d’eux un conseiller un peu particulier, voix improbable de la critique
du système au cœur du système.



Le banquier


Monsieur le Président, votre haut patronage

Nous offre l’occasion de multiples hommages.

A votre action d’abord qui fut incomparable

Et victorieusement éloigna l’innommable.

Mais à votre sagesse nous devons tout autant

La grâce que nous vaut le parfait agrément

De vous entretenir et d’avoir votre oreille,

Pour éloigner de vous tous les mauvais conseils.


Le quatrième banquier


Nous savons le courroux qui saisit l’opinion,

Tout ce que s’y fermente, toute l’agitation.

Nous entendons la rue rougeoyant comme forge

Vouloir nous châtier, nous faire rendre gorge.

Le peuple est ignorant, livré aux démagogues,

Outrance et déraison sont ses violentes drogues.

Il n’est que passion brute, impulsion sans contrôle,

Un bloc d’emportement, et de fureur un môle.


Le troisième banquier


Mais nous craignons surtout que des opportunistes,

Sans vergogne excitant la fibre populiste,

Propagent leurs idées, infestent les esprits.

Ils ne nous veulent plus que raides et occis.

Même les modérés sont assez dangereux.

Incontestablement ils semblent moins hargneux,

Et s’ils n’ont nul projet de nous éradiquer,

Ils ne veulent pas moins nous faire réguler...


Le banquier


Il ne faut rien en faire, monsieur le Président,

La chose n’aurait que de grands inconvénients.

A-t-elle en apparence le renfort du bon sens ?

Elle n’en est par là que plus grande démence.

Le marché, de la crise, doit sortir raffermi,

Certes il connaît parfois quelques péripéties,

Mais toute la nature est sujette à des cycles,

Il n’y a pas là de quoi édicter des articles.

Qui voudrait s’opposer au retour des saisons,

Empêcher des planètes la révolution ?

Aux marchés nous devons ce genre de sagesse,

A ses fluctuations il faut que l’on acquiesce.

Réguler, c’est contrarier l’ordre naturel

Dont tout l’agencement est si providentiel.

Certes ses variations parfois nous déconcertent,

Il faut les accepter et qu’elles soient souffertes,

Car c’est fort peu de chose, j’ose dire presque rien

Comparé aux merveilles, aux innombrables biens

Que le marché dispense par ailleurs sans compter.

C’est cela, Votre Altesse, qu’il nous faut préserver.


Le deuxième banquier


Certes, Votre Grandeur, une crise a eu lieu,

Mais pour autant faut-il en déformer l’enjeu ?

Il n’y a eu qu’anicroche, à peine un incident,

Voyez comme à nouveau nous sommes bien portants !

N’est-ce pas là la preuve et l’évidence même

Qu’il ne faut surtout pas modifier le système ?


Le troisième banquier


Monsieur le Président, considérez aussi

Tout ce que la finance offre à l’économie :

Diriger le crédit, allouer le capital,

Nous faisons circuler son fluide vital.

Toutes nos inventions ont pour finalité

De lui donner toujours plus d’efficacité.

Nous n’avons donc en vue que l’intérêt commun,

Et ne pensons jamais qu’à nos concitoyens.

Pour leur grand avantage et leur satisfaction

Il faut nous laisser faire, c’est comme une mission.

Nous nous en acquittons avec grand enthousiasme.

C’est la régulation qui conduit au marasme.


Le nouveau deuxième conseiller
au troisième conseiller


La mission, l’enthousiasme et l’intérêt commun :

Ne sont-ils pas touchants, nos bons Samaritains ?

Ah ! le joli spectacle, les merveilleux acteurs,

On les croyait arsouilles, ils sont nos bienfaiteurs...

Plus c’est gros, plus ça passe, pourquoi se retenir,

Puisque dans les palais il s’en trouve pour ouïr

De pareilles fadaises, de ces énormités ?

Un moment de recul, je peux bien vous l’avouer,

Pourrait presque m’induire à de l’admiration :

Leur culot, leur audace, leur désinhibition

Portent à son plus haut la marque d’une époque

Où il n’est quelque chose que les puissants ne moquent :

Ni la réalité, ni les faits d’évidence,

Moins encor’ la bonne foi, pas plus que la décence.

Cyniques ou crétins ? C’est toute la question.

Une aimable réplique répond à sa façon

En disant de ces gens qui n’ont aucun arrêt :

A ce qu’ils osent tout, là on les reconnaît.


Le deuxième banquier


Altesse, vous savez notre amour du public

Et notre permanent souci démocratique :

Nous ferons face à nos responsabilités,

Mais plutôt qu’à quelques imprudentes réformes,

Nous croyons bien meilleur d’en appeler aux normes,

Non celles de la loi mais celles bien plus hautes

Auxquelles nous devons la prévention des fautes :

Je pense à la morale, à ses devoirs sacrés,

Qui des textes se passe pour se mieux conserver

Au fond de la conscience, ce parfait tabernacle,

D’où émanent sans cesse ses étonnants miracles.

Tous ici rassemblés en ce jour solennel,

Nous voulons de l’éthique affirmer le modèle.

Lois et régulations sont toutes oppressives

Quand les forces de l’âme sont bien plus décisives.

Où la législation est par soi haïssable,

Les élans de conscience sont vraiment admirables.

Si le marché ne veut pas la régulation,

Il appelle en revanche la moralisation,

Nous nous y engageons comme dans un défi !


Le nouveau deuxième conseiller


au troisième conseiller


Quel historien dira la palingénésie,

Et la forme bancaire de l’éternel retour ?

Récurrence des crises, constance des discours :

Le système est parfait, il n’y faut point toucher,

Le mal vient de ce que des fâcheux ont fauté,

Mettons-les à l’index, rappelons la morale,

Un zeste de principe, un soupçon d’eau lustrale,

Et nous voilà armés pour la prochaine fête.

Avez-vous la mémoire de la bulle Internet ?

Leurs promesses d’alors et celles d’aujourd’hui

Rendent le même son de la palinodie.

Le véritable cycle n’est pas celui qu’ils disent,

C’est celui des mots creux dont ils se gargarisent.


(désignant le président)


Voilà une matière où celui-là excelle :

Les paroles en l’air, les propos en nacelle ;

Car il n’aime rien tant que les poses martiales,

Celles qu’on acquitte en fausse monnaie verbale.

Voyez comment il va leur emboîter le pas...


Le président


J’ai décidé, Messieurs, de mettre le holà

Aux mauvaises pratiques et aux excès coupables.

D’une forte parole que je veux mémorable

J’énonce les principes, et je dis la doctrine :

En haut de la vertu je veux que l’on culmine.

A compter de ce jour le monde s’y pliera

Car ces choses auront été dites par moi.

Ayant réglé la crise au plus fort de l’urgence,

Je préviens maintenant toute autre turbulence,

Tout en réaffirmant que le capitalisme

Est comme le soleil de notre héliotropisme :

Nous ne devons jamais laisser de nos orbites

Déformer l’elliptique, altérer le zénith.


(ravi)


Voyez un peu comme ces mots miraculeux

D’un tout soudain inspir me descendent des cieux !

J’ai mes glossolalies, mes Pentecôtes à moi,

Je peux prophétiser et puis dire la loi.

Ici je dis qu’il faut observer la vertu,

Le capital est bon quand par elle il est mû.

Son ordre spontané est quasiment parfait,

De la morale en plus et il l’est tout à fait.

Messieurs les conseillers, arrivez par ici,

Je veux faire un discours qui marque les esprits,

Choisissez-moi un lieu propice à ovation,

Envisagez le Sud, et pourquoi pas Toulon.















Frédéric Lordon


Economiste. Ce texte est extrait de son livre D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes, et en alexandrins, Seuil, Paris, en librairies le 5 mai 2011.
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